Quelle place occupe-t-il dans le système d’apprentissage des arts martiaux internes ?
Il est souvent présenté comme un outil pédagogique indispensable à la pratique du Taichi Chuan.
Bien qu’il soit inhérent à cette discipline, il n’en est pas exclusif : la plupart des arts martiaux traditionnels possèdent dans leurs systèmes d’apprentissage originels une pratique similaire au Tui Shou.
Cependant, qu’il s’agisse du Taichi Chuan ou d’autres arts martiaux, les explications sur le fondement de cette méthode se révèlent malheureusement toujours infructueuses.
Aujourd’hui, faute de compréhension profonde, pour les pratiquants aguerris, cette pratique semble être considérée comme un simple exercice tactile annexe et acculée dans un coin cédant sa place progressivement au combat d’entraînement libre (sparring ou Sanda).
Il est à noter que dans le concept du Neijiaquan, arts martiaux internes, le combat d’entraînement est appelé « Sanshou Duida (散手対打)» , signifiant « Sanshou (散手) = libre » et « Duida (対打) = combat arrangé ».
Tui Shou en fait partie.
« Libre » et « arrangé » à la fois —— Il arrive qu’une contradiction dans les termes soit la meilleure définition des choses, d’où la richesse de la philosophie chinoise.
Cela signifie que le libre arbitre de l’un est judicieusement contrôlé par l’autre : si on a l’impression de bouger comme on veut, c’est parce qu’en fin de compte, il n’y a pas moyen de faire autrement.
Par conséquent, en Tui Shou, comme en Sanshou Duida, vous avez beau avoir le droit de faire ce que vous voulez, vous finissez toujours par suivre ce qui était prévu dès le départ dans la forme.
En quoi consiste l’essence du Tui Shou quasiment inobservable dans l’enseignement moderne ?
Pourquoi s’est-il perdu dans d’autres arts martiaux pourtant considéré indispensable autrefois ?
Pourquoi aujourd’hui tout le monde se met à faire le combat d’entraînement ?
Penser à cela revient à déceler les fondements de cette pratique.
Le Tui Shou étant un aboutissement d’apprentissage, sa maîtrise vous permet de passer directement en combat libre sans passer par le combat d’entraînement.
Le Tui Shou n’est pas un simulacre de combat, mais un outil d’expertise, une pierre de touche pour tester la cohérence de votre pratique en rapport avec les principes fondamentaux.
En passant par le combat d’entraînement en vue d’être paré à toute éventualité en situation réelle, quelque chose de crucial nous échappe.
Si vous n’avez d’yeux que pour le combat d’entraînement tout en étant conscient qu’il y a du Qi Gong et des formes à apprendre, vous ne faites que remettre en doute le système d’enseignement de votre école.
Il en résulte que vous ne pourrez pas en tirer grand-chose.
Dans la Chine en guerre, un « combat libre » signifiait un « combat réel (à mort) ».
Un guerrier sorti de la formation tel un produit sorti d’usine devait assurer ces fonctions une fois envoyé sur les champs de bataille.
Pas le moyen de faire les bêta tests « sur le marché » à la recherche de bugs, car « bugger », c’est la mort.
Être lâché sur le champ de bataille signifie que vous ne pouvez pas choisir votre adversaire. Sans règles ni catégories de poids, vous êtes dans un monde de vie et de mort, et non celui de la victoire et de la défaite.
Faire du Tui Shou une compétition ou une discipline sportive soulève une question de moralité des enseignants.
Il revient au disciple de choisir entre la vie et la mort ou entre gagner et perdre, mais il est inadmissible que, faute de compétences, l’enseignant ne laisse qu’un seul choix aux élèves, celui de la victoire et de la défaite.
Dans le cadre de l’enseignement traditionnel, il est du devoir de l’enseignant de proposer toutes les options possibles.
Le combat d’entraînement ne fait qu’aiguiser le talent naturel inné.
Le capital physique, la force et les réflexes – les avantages qui peuvent y être retenus sont systématiquement écartés dans l’apprentissage de Tui Shou.
Si vous êtes naturellement doté de ces facultés physiques, il n’est pas nécessaire de pratiquer du Qi Gong ni de répéter inlassablement la forme saugrenue de Taichi Chuan.
Vous pouvez vous mettre directement au combat.
Si vous n’êtes pas un athlète né, que votre capital physique n’est pas terrible et vos réflexes ne sont pas au taquet, vous devez acquérir les facultés fondamentales qui ne dépendent pas de la puissance musculaire.
Sinon, cela restera une question de talent et seuls ceux qui sont dotés d’une capacité innée dès le départ peuvent s’en sortir.
D’où l’importance de pratiquer le Tui Shou.
Le Tui Shou est une méthode d’entraînement technique face à face visant à développer le pouvoir d’écoute (ting jin), de comprendre la force de l’autre (dong jin), de transformer (hua jin), de guider (yin jin), d’emprunter (jiè jin) et d’adhérer (nian jin)… à travers le contact.
C’est une description déjà fournie par la plupart des autres sites web. Il est donc Inutile de la rappeler ici.
Je vais parler de ce dont ignorent la plupart des pratiquants concernant cette pratique.
Le Tui Shou est une étude de la géométrie dans l’espace, la passerelle entre la forme et le combat.
La synthèse de vue obtenue en pratiquant la forme doit être recoupée dans la relation à deux. Comme ce qui se pratique seul ne s’applique jamais tel quel à deux, le changement de paradigme oblige.
La forme et le combat — pour que ces deux choses différentes soient identiques dans le fond, mais pas nécessairement dans la forme, quels sont les paramètres à changer ?
Cette perspective est quasiment absente chez la plupart des pratiquants d’aujourd’hui et cela les pousse à faire aveuglément du combat d’entraînement.
S’accorder à l’autre
Le travail du Tui Shou commence par cela. En règle général, s’accorder est un acte passif.
Être passif, c’est être dominé. On ne fait que suivre avec du retard. Dès que l’on sort de cet état (par exemple, se mettre à pousser ou tirer), l’accordement est rompu.
Et si on ne fait rien d’autre, tôt ou tard on finira par perdre le jeu.
Derrière une apparence dénuée d’initiative se cache la tentative active de contrôle.
Selon le principe du yin et du yang, tous les opposés apparaissent et disparaissent en même temps dans notre monde.
En partant de ce principe, notre regard se pose systématiquement sur l’opposé de ce que la plupart ont tendance à remarquer :
si vous voulez lever votre bras, baissez-le ; si vous voulez frapper, ne frappez pas ; si vous voulez bouger, ne bougez pas – en d’autres termes, levez votre bras sans le lever, frappez sans frapper, bougez sans bouger…
Il ne s’agit pas d’une simple rhétorique.
Lorsqu’une fusée s’élève, le jet souffle vers le bas ; lorsqu’une voiture avance, le pneu tourne vers l’arrière — nous avons pour habitude de nous focaliser sur le côté apparent de la chose : la fusée qui s’élève et la voiture qui avance.
En arts martiaux internes, l’attention est portée plutôt sur les jets qui soufflent vers le bas et les pneus qui tournent vers l’arrière.
Mettons que vous essayez de lever votre bras avec un minimum de force musculaire. Vous vous rendez compte que ce n’est pas si facile. Mais si vous essayez de l’abaisser d’une manière précise, il se lève tout seul.
La question est à savoir comment l’abaisser, ce qui constitue une véritable expertise.
Cette façon particulière de voir les choses différemment permet l’utilisation simultanée de « passif » et « actif » : s’accorder et devancer simultanément sans provoquer le heurt.
Être passif et actif simultanément
Comme je l’ai mentionné ci-haut, la volonté de s’accorder à l’autre est un acte passif entraînant du retard. Cela ne permet pas d’avoir l’ascendant sur lui.
Je récapitule ce schéma comme suit :
Être passif (go no go) = pas d’opposition = pas de heurt
Être actif (sen no sen) = offensif = bousculade
En étant passif, il n’y a pas de bousculade, mais pas le moyen de résister à l’assaut.
En étant actif, il est possible d’attaquer, mais avec risques de conflit significatifs.
« Ni l’un ni l’autre » ne produit rien, il faut donc exprimer les deux simultanément : passer en mode « passif actif (go no sen».
Il ne s’agit pas d’un compromis entre les deux. Il faut pleinement être l’un et l’autre.
L’art d’utiliser les contraires simultanément
Cette utilisation simultanée des opposés est l’une des caractéristiques phares des arts martiaux internes.
C’est pourquoi aucun autodidacte ne peut pénétrer dans ce domaine sans l’instruction d’un guide qualifié et très expérimenté à même de pouvoir transmettre de main à main toutes les subtilités des choses.
Il est hors de question de pousser ou de tirer l’adversaire en faisant appel à la force musculaire barbare. Mais dire simplement qu’à la place, il faut utiliser la force interne et l’énergie n’aidera personne.
Il faut des méthodes particulières d’ingénierie.
Tout dans les arts martiaux internes peut s’expliquer en termes de technique. S’accorder est une technique.
C’est parce qu’il en est une qu’il est reproductible et transmissible aux générations futures.
Afin d’assurer le bon avancement dans votre pratique de Tui Shou, il est impératif à chaque essai de faire une synthèse technique en vous référant aux principes fondamentaux pour vérifier la cohérence de manœuvre.
Lorsque vous atteignez un bon niveau, vous pouvez faire suivre le bon geste à un débutant qui n’avait jamais pratiqué cet exercice auparavant (« Libre et arrangé en même temps » — Bien que le Tui Shou soit codifié, votre partenaire a le droit de faire ce qu’il veut).
S’accorder est immobilité.
Derrière l’apparence de mouvement en huit, il y a immobilité.
Le fait que vous puissiez devancer votre adversaire en vous accordant signifie que vous pouvez pénétrer son corps sans heurter.
Cela vous permet de frapper sans entrer en collision avec son corps (Cette faculté est indispensable pour réaliser le fa jin).
Sachez qu’en aucun cas, le Tui Shou n’a pour vocation de projeter violemment au loin l’adversaire.
Processus d’avancement en Tui Shou
1. S’accorder
C’est la première étape représentant la situation où vous êtes face à votre adversaire :
Vous ne pouvez pas lui rentrer dedans aveuglément au risque de déclencher une riposte.
Vous ne pouvez pas rester planté là non plus.
Si vous ne savez pas comment vous accorder à votre adversaire techniquement, vous ne pouvez pas maitrise la situation.
Il faut apprendre à venir au contact, en jaugeant votre positionnement et vous accorder à ressentir l’attente à travers votre main ou votre bras.
Si vous arrivez à saisir la sémantique du travail, vous pouvez réaliser le même schéma à distance, sans laisser appuyer le bras contre le bras, la main contre la main.
La finalité de cette pratique consiste à apprendre à gérer techniquement et consciemment votre champ d’attaque et de défense.
S’accorder signifie en même temps, ne pas exprimer sa volonté. Lorsque deux individus se mettent à s’accorder, les mouvements du huit apparaissent sans volonté de le faire.
Pourquoi cela (plutôt que de rester immobile) ?
En fait, il y a des « conditions » en Tui Shou, qui fait qu’il semble être en mouvement même s’il ne l’est pas.
Lorsque deux pratiquants de haut niveau s’affrontent, chacun se met à s’accorder à l’autre et bouge sans bouger. Lorsque ces conditions sont remplies, ils atteignent un état de mouvement immobile, dans lequel les deux parties se meuvent sans volonté propre.
C’est cela le véritable Tui Shou.
Dans ce cas, les mouvements semblent se succéder ensemble en forme de huit, mais si vous l’observez sous un angle différent, toute manifestation se déroule dans l’immobilité.
À quelconques moments où ils semblent bouger, ils ne s’écartent pas du principe d’être « passif », c’est-à-dire de l’état initial d’accordement à la rencontre du bras de l’adversaire.
Il est du devoir de l’enseignant de guider ses élèves pour trouver ces conditions.
2. Passer en « passif actif »
Si vous passez en « actif » en gardant le contact, vous allez heurter votre adversaire. Dans ce cas, c’est une question de timing pour savoir si oui ou non vous pouvez passer, et vous devrez partir au petit bonheur en utilisant soit la force soit la ruse comme la feinte.
La raison principale de ce dilemme est due au fait que vous passez en mode « actif »en quittant le mode « passif » : vous n’êtes plus accordé à votre adversaire.
En restant « passif », vous ne pouvez pas pénétrer. En passant en « actif », vous ne faites que forcer à empiéter sur le territoire de l’autre.
D’où la nécessité de réaliser la manœuvre accordée « passif actif » : quelle que soit la force d’opposition qu’il puisse y avoir, vous restez accordé, pénétrez sans heurt en faisant la lecture de la velléité de mouvement chez l’adversaire.
3. « Ne pas bouger » et « être en arrêt »
On pense généralement qu’il y a deux phases dans un mouvement : déplacement ou arrêt.
Le démarrage à partir d’un arrêt complet nécessite le réflexe.
En arts martiaux internes, cet arrêt est considéré comme un point de patinage. Il n’y a pas d’arrêt, seulement un mouvement qui n’est pas extériorisé.
Nous n’avons pas besoin de réflexes pour libérer un mouvement refoulé. Il suffit d’arrêter de refouler pour amorcer : « laisser le mouvement se faire ».
Le Tui Shou est un entraînement qui vise à inhiber les réflexes.
Il n’est pas possible de comprendre la différence entre « ne pas bouger » et « être en arrêt » sans passer par le cursus complet : des exercices statiques (Zhuan Zhuang et assimilés) en formes (taolu), puis combats arrangés et Tui Shou…
Aucune étape ne doit être négligée.
L’important est de comprendre le principe du tiers inclus : trouver le milieu entre les choses opposées dans tous les phénomènes observés comme “bouger sans bouger”, “frapper sans frapper”, « déployer tout en tirant”, etc.
Faire bouger ce qui n’est pas en arrêt est une chose assez simple et facilement réalisable même inconsciemment (surtout inconsciemment).
Mais le fait que nous puissions le faire inconsciemment signifie qu’il n’y a pas de certitude. Tant qu’il n’y a pas de certitude (quelle que soit l’importance de la probabilité de réalisation), il faut laisser faire le hasard.
La méthodologie des arts martiaux internes consiste à conscientiser ce qui se passe dans l’inconscient pour ensuite élaborer l’expérience en tant que technique définie, afin de le réintégrer dans l’inconscient.
Ailleurs, dans d’autres arts martiaux, les pratiquants visent généralement à développer leurs réflexes en sensibilisant leur inconscient.
L’avantage, c’est que cela leur permet de progresser rapidement jusqu’à un certain niveau. Mais au-delà, c’est finalement la présence ou l’absence de talent qui décide de la supériorité.
Le Tui Shou est un cadre d’analyse technique indispensable permettant aux pratiquants de rester « monsieur et madame Tout-le-Monde ».
Sous une direction éclairée, ils peuvent détecter les incohérences générées par de fausses manœuvres provenant de fausses perspectives, afin de constituer de véritables stratégies martiales.
À ne pas le prendre à la légère.